Arlequin à la batte

Jean Cocteau
Arlequin à la batte
1958
Terre rose, engobe blanc, émail noir, batte en bois
Musée Jean Cocteau — Collection historique
N° inv. 66.71

Voici une étonnante statuette de terre cuite dont l’histoire n’est pas moins pittoresque. En 1958, Jean Cocteau rencontre les céramistes Philippe Madeline et Marie-Madeleine Jolly, qui lui proposent tout d’abord de réaliser pour lui des assiettes ornées de reproductions de ses dessins. Mais Cocteau, conscient des possibilités qu’offre ce médium, ne se satisfait pas de simplement faire exécuter ses motifs : « Je veux apprendre », annonce-t-il à ses nouveaux amis.

Avec leur aide, il décore des assiettes de manière extrêmement originale, et, vers la fin de l’année 1958, il s’enhardit au point de s’attaquer à des coupes et à des vases, puis d’envisager des objets modelés et non plus seulement décorés, en vue notamment d’une exposition de ses céramiques à la galerie Lucie Weill à Paris en novembre. La tâche s’avère ardue, car les formes audacieuses que Cocteau a en tête pour ses objets et statuettes repoussent les limites de l’art du potier.

Cocteau souhaite en particulier façonner un « Arlequin à l’échelle », composé d’une tête, de mains et de pieds en terre sur une structure en bois. Mais, ainsi que le raconte Philippe Madeline, la pièce va prendre une toute autre tournure au gré d’un heureux accident :

« Pour la tête, il fallait que je prépare une sorte de gros œuf où Jean poserait en relief les traits du visage et j’ai concocté un bel ovoïde bien léché sans m’apercevoir qu’il était deux fois trop petit ! Silence éloquent dans l’atelier et honte pour moi qui, ne sachant qu’en faire, l’ai posé délicatement sur le goulot d’une bouteille de Saint-Émilion qui traînait sur la table.
Ravage dans l’atelier... Jean Cocteau se dressa soudain et tel Jack l’Éventreur entra en transe...
"... Vite, passe-moi de la terre..."
Et d’en faire un rouleau,
Et d’allonger le goulot en un grand cou,
Et d’y jucher mon œuf devenu visage,
Et d’y ajouter une collerette,
Et d’y coller de gros boutons de tunique arlequine,
Et d’y fixer des bras noués dans le dos,
Et d’y planter un grand pinceau en guise de batte.
"... Il faut lui mettre un chapeau !... Un chapeau comme une auréole. Un chapeau qui ne touche pas sa tête..." »

Vingt exemplaires de l’Arlequin à la batte furent modelés, mais en raison de leur fragilité, une partie d’entre eux connurent une fin prématurée. L’acteur Yul Brynner, ami de Cocteau, en fit les frais : il avait acheté l’exemplaire n°2 et demandé à le faire expédier à son domicile de Lausanne ; mais la statuette ne supporta pas le voyage et arriva en miettes. Le n°3, envoyé en remplacement, connu le même sort, et l’acteur dut se résoudre à dépêcher un chauffeur et un domestique en Rolls-Royce pour convoyer le n°4 jusqu’en Suisse en toute sécurité, tel un dignitaire étranger...